Le Clézio - Le Procès-Verbal
Je confesse avoir fait pas mal d’amalgames. Le Clézio. Jeune, beau et bronzé. La Côte d’Azur des années 60. Cela fleurait bon le Sagan au masculin et les starlettes du Festival. Il aura fallu que Le Clézio reçoive le Prix Nobel pour que je prenne son œuvre au sérieux, c’est-à-dire pour que je le lise seulement. Pour moi, Le Clézio c’était un Pierre Loti contemporain. Un transfuge du National Geographic. Un conteur facile. Un enchanteur, pourquoi pas. Le prix Nobel non seulement me le fait découvrir mais me montre à quel point il nous manque aujourd’hui un jeune auteur de cette trempe : tristesse, Stockholm a nobélisé le dernier écrivain français nobélisable. J’aurais pourtant dû m’en douter : si personne ne s’attaque à lui dans le jeu de quilles de la littérature française, c’est que Le Clézio, malgré les apparences, ne s’institutionnalise pas… n’appelant pas de réactions ou de contre-réactions virulentes permettant à d’éventuels détracteurs de faire œuvre. L’œuvre de Le Clézio est assez diverse, vivace, ample, pour s’ébrouer et s’auto épouiller des critiques succubes. Il y a certes, aussi - rempart tout aussi efficace contre les poux - la timidité protectrice de l’écrivain.
Le Procès-verbal est le premier roman de
Jean-Marie Gustave Le Clézio. Il paraît en 1963. On l’a souvent comparé à l’Etranger. Mais il n’y a pas de meurtre
accompli dans Le Procès-verbal, juste
une odeur de meurtre. Le conflit algérien est en toile de fond. La canicule
sévit sur la Côte d’Azur. Les éléments naturels imprègnent les corps et les
psychés, au nez et à la barbe des estivants qui démultiplient le geste de se
beurrer d’huile solaire.
Le personnage central de ce roman s’appelle Adam Pollo.
Qui est Adam Pollo ? Un indice nous est donné par Le Clézio lui-même dans
la déclaration d’intention qu’il adresse à son futur éditeur Gallimard en 1963
: Le Procès-verbal raconte l’histoire
d’un homme qui ne savait trop s’il sortait de l’armée ou de l’hôpital
psychiatrique. Adam Pollo ne vit pas selon le sens commun. Il se trouve un
peu avant l’homme ou un peu après. Au choix s’il faut choisir. Déjà il
s’appelle Adam, revivant l’instant charnière où l’homme, baptisé d’un prénom,
ne l’est toujours pas d’un nom. Adam. Le premier homme. Ou la dernière bête
sauvage ? Un enfant peut-être ? On ne sait pas le situer. Il n’entre
dans aucune case.
Les vacanciers grillent sur les plages de la Côte d’Azur
pendant qu’Adam se retranche peu à peu du monde des hommes, d’abord dans une
villa délaissée par ses occupants. La nature est antédiluvienne, les paysages
s’enflamment, les corniches sont mégalithiques, et personne n’en a conscience,
excepté Adam. La nature excède tous les sens. Les couleurs sont criardes.
Parfois le noir envahit tout comme si une entité divine avait renversé un
encrier sur le monde. Sur ce paysage, ni bienveillant, ni vraiment hostile, les
hommes sont comme des juxtapositions hasardeuses, qui essaient de tisser leur
toile à coup de généalogies, de villes, de guerres coloniales, d’histoires, de
fictions, d’amour (en cela que l’amour fabrique aussi ses fictions). Adam
Pollo, déterminé dans son projet flou de rompre les amarres, est cultivé,
génial et déconcertant dans ses discours philosophiques. Il goûte une liberté
vénéneuse, qui l’entraîne toujours plus loin de son point d’origine (ce noyau
familial où naît toujours le sens et dont Michèle, l’ex-petite amie d’Adam, est
le dernier substitut), mais la liberté consume tout autant que la canicule…
Que fait Adam ? Il va au zoo. Il suit un chien dans
la rue (acte apparemment gratuit, pour moi la séquence d’anthologie du roman).
Il tue un rat avec des boules de billard. Il assiste au repêchage du corps d’un
noyé. Il prêche sur une promenade du bord de mer, ultime recours à d’éventuels
semblables.
Il y aura bien une sorte de procès final, non dans un
Palais de Justice mais dans un asile d’aliénés. Quelques-uns essaieront de
comprendre. Des mots de spécialiste feront autorité qui réduiront le cas Adam
Pollo à une « psychose paranoïaque ». Mais Adam Pollo leur aura déjà
échappé dans l’extase matérielle, qui
est peut-être ce bonheur objectal d’exister sans histoire.
*
A 23 ans, Le Clézio tue le récit traditionnel. Il commence
son œuvre là où d’autres, après avoir usé les cordes de la narration et du
trompe l’œil, l’ont, dans le meilleur des cas, terminée. Le Procès-verbal est une œuvre où la fiction est mise à mal. Le
Clézio vit son ère du soupçon*,
expérimente son style à coups de ratures, de journal de bord, de lettres, de ponctuation malmenée, de coupures de presse, d’images
excessives, lyriques et âpres. A partir de ce point, il n’y a plus qu’à
s’arrêter d’écrire. Ou à commencer une œuvre. Avec un avantage sur la plupart
des autres écrivains : Le Clézio, déjà, n’est plus dupe de la Littérature.
Patrick Dao-Pailler
* titre du recueil d’essais que consacre Nathalie Sarraute
au roman, sept ans avant Le Procès-verbal.