Roberto Bolaño - 2666 (2/2)
(suite de l'article posté le 3 juillet 2009)
Roberto Bolaño. 2666. Ed. Christian Bourgois
Réalité alternative
On pourrait dire de la cinquième et dernière partie de 2666, la partie d’Archimboldi, qu’elle est la matrice des quatre autres parties, dans le sens où les événements qui s’y déroulent sont antérieurs à ceux des parties précédentes. Mais pour l’auteur qui travaille de front à l’écriture des cinq parties – comme l’architecte érige dans le même temps les façades d’une cathédrale, chaque partie est la matrice de chaque autre, s’y nourrit et l’alimente à la fois. On retrouve donc, dans cette cinquième partie, la plus puissante, la plus ahurissante car elle condense l’histoire meurtrière du XXème siècle, le thème de la folie. Cette chronique n’a pas pour but d’en signaler tous les échos. Déjà parce qu’à chaque tête de lecteur (ou de lecture) correspond une chambre de résonance particulière. Il y a des symétries évidentes : des fous bien contents d'être en sécurité dans les asiles psychiatriques, des peintres, des mathématiciens, de jeunes "voyants", des dédales, des souterrains - de la Ligne Maginot jusqu'au labyrinthe d'un château des Carpates (le château de Dracula) qui permet d'assister à de secrets ébats comme derrière un miroir sans tain...
Perdus, l’on voit. Voir nous perd. Ainsi pourrions-nous
résumer d’une maxime l’ensemble de l’œuvre, avant de nous flageller de la
réduire à si peu. Car ce qui importe, ce n’est pas la vérité d’une maxime. Une
maxime, ce n’est d’ailleurs pas la vérité mais le masque d’une vérité qu’il
faut bien voiler pour ne pas basculer dans la terreur. Ce masque peut tout
aussi bien prendre la forme d’un lapsus
calami, par exemple celui-ci, de Balzac : « Je n’y vois plus clair, dit la vieille aveugle. » (p 959). Ce
qui importe, ce ne sont pas les certitudes d’un écrivain, ni non plus ses faiblesses.
Ce qui importe, c’est le « Ou
peut-être que si. Mais apparemment non. » prononcé par Ingeborg, la
femme d’Archimboldi, qui vit à la frontière de la raison et de la folie. Les
personnages de Bolaño sont si souvent à se demander si un mot ne serait pas
remplaçable par un autre, avant de le prononcer, puis de revenir au premier
mot, que sa collision avec le second a tout à coup fait paraître plus juste. Un
espace de relativité s’ouvre dans le discours, un espace, un silence, qui
aspire toute évidence du sens. Et pourtant, l’on continue à voir, Bolaño
continue à raconter. Les histoires individuelles se succèdent avec de plus en
plus de rapidité, s’emboîtent les unes dans les autres. Les événements se
déroulent devant nous comme dans un film, puis comme des films dans le film.
L’urgence, à mesure que le récit progresse, semble de plus en plus prégnante, Bolaño
dénude son style déjà particulièrement sec, son style toujours très visuel,
très narratif, qui s’enracine dans la littérature américaine. Mais cette
littérature de la vision est aussi forcément une littérature de l’aveuglement.
Tout au long de la lecture, une tâche aveugle nous gratte, comme s’il fallait enlever
le bandeau de l’œil d’un borgne (le lecteur étant son propre borgne). C’est
sûr, Bolaño n’est prodigue en détails que parce qu’il ne nous dit pas tout...
Mais que pourrait-il nous dire d’autre, que pourrait-il nous livrer de plus terrible
que l’énumération détaillée d’une longue liste de meurtres ? Le secret est
peut-être tout entier dans la symétrie, dans l’entre-temps qui en est peut-être
l’axe invisible, l’axe autour duquel tourne Bolaño, ce point géométrique
inatteignable parce qu’inscrit dans une réalité alternative.
Entrescu […] se tut,
instant que Popescu saisit pour parler d’un mathématicien roumain né en 1865 et
mort en 1936, qui, au cours des vingt dernières années de sa vie, s’était
consacré à la recherche « de chiffres mystérieux », qui étaient
cachés quelque part dans le vaste paysage invisible pour l’homme, mais qui ne
sont pas visibles, et peuvent vivre entre les rochers ou entre une chambre et
une autre chambre, ou même entre un chiffre et un autre chiffre, comme on
pourrait dire une mathématique alternative camouflée entre le sept et le huit,
attendant qu’un homme soit capable de la voir et de la déchiffrer. Le seul
problème était que pour la déchiffrer, il fallait la voir, et que pour la voir,
il fallait la déchiffrer. (p 779)
Cette dernière phrase fait penser à une variation de
l’énoncé du principe d’Heisenberg. Quant à la réalité alternative, il faut peut-être aller la chercher derrière le désir
lui-même, quand le désir devient réalité pour un certain nombre d’individus.
Tout est question, là encore, d’attitude, de point de vue, de s’en tenir – ou
non – aux apparences. C’est le cas de ce soldat émasculé qui arrive malgré tout
à trouver femme et foyer par le seul pouvoir de la foi. Ansky, l’écrivain russe
qui raconte l’histoire de ce soldat la conclut ainsi : Il ne s’agit pas de croire. Il s’agit de
comprendre puis de changer. (p 812)
Transmission
Il n’y a pas que des échos thématiques dans 2666. Les personnages aussi se font
échos, non seulement par le rapprochement ou la juxtaposition de personnages
aux destins communs, non seulement parce que certains d’entre eux traversent
deux ou trois parties du roman comme les tiges en acier d’un pilier en béton
armé, donnant sa cohérence et sa solidité à l’ensemble de l’édifice, mais aussi
par transmission directe ou indirecte entre les personnages. Et ce passage de
relais a souvent lieu par l’écriture. Il se fait par le livre (d’un écrivain à
ses lecteurs et exégètes – partie des
Critiques) ou bien encore par l’intermédiaire de carnets cachés dans le
refuge d’une cheminée (d’un écrivain juif et russe nommé Ansky, au futur
écrivain allemand Archimboldi – partie
d’Archimboldi). Par l’écriture, le destin d’un individu devient le
prolongement d’un autre destin dont il reprend l’essence. L’humain continue à
croître, quel que soit le contexte : la sauvagerie des meurtres de Santa
Teresa ; la révolution soviétique et les purges staliniennes ; la
seconde guerre mondiale où débute la destinée incroyable de Hans Reiter comme soldat nazi.
La seconde guerre mondiale a rarement été évoquée ainsi, de l’intérieur de l’autre camp – c’est-à-dire pas du camp des victimes, ni non plus du camp
des bourreaux, mais du camp diffus et sans limites de ceux qui sont les outils hasardeux
de l’histoire, et qui courent, incertains, au milieu de la chaîne qui relie les bourreaux à
leurs victimes. Il ne s’agit pas de dénoncer ce que tout le monde a dénoncé, de
poser une nouvelle pierre sur le mur déjà bien haut de l’indignation, mais
juste de dire à quel point il est possible de vivre dans l’horreur, et à côté
de l’horreur (peut-être dans l’ennui qui est le deuxième terme de la
proposition baudelairienne). Le destin individuel de Reiter, qui deviendra plus
tard l’écrivain Archimboldi, se déroule ainsi, dans et à coté de l’horreur.
Camouflage
L’humain continue à croître, mais il croît dans l’apparence
– cette force d’occupation de la réalité.
(p 839)
[L’apparence] vivait
dans les âmes des gens et également dans leurs gestes, dans la volonté et la
douleur, dans la façon que l’on a de hiérarchiser les priorités. [Elle]
proliférait dans les salons des industriels et dans les bas-fonds. Elle dictait
des normes, se retournait contre ses propres normes (dans les révoltes qui
pouvaient être sanglantes, mais qui n’en étaient pas moins pour cela
apparentes), elle dictait de nouvelles normes. (pp 839-840)
Vivre dans l’apparence se double d’un corollaire :
les déchets du monde fictif sont déversés dans la benne du monde réel. Vivre
dans l’apparence ou dans l’aveuglement, c’est produire de l’horreur chez les
autres. Ainsi ce conte macabre : un homme, Léo Sammer, perd son fils et fait
savoir qu’il s’est détaché de tout. Il se met à agir sans plus d’intérêt et de
passion. Il ordonne, après maintes tergiversations car ce n’est que
l’administrateur allemand d’un petit canton de Pologne, l’élimination de cinq
cents juifs arrivés dans son village par erreur (le village en question se
situe sur le trajet ferroviaire Varsovie-Auschwitz). Il envoie les policiers,
les chauffeurs, les fermiers, et jusqu’aux enfants polonais du village faire le
sale boulot à la mitraillette. Trop sensible sans doute. L’administrateur peut
juste vérifier si le boulot est bien fait, une fois les corps ensevelis, juste
s’assurer que la fosse aux juifs est introuvable. Il prend avec lui quelques
fermiers et leur commande de creuser avec cette consigne : Souvenez-vous qu’il ne s’agit pas de trouver
mais de ne pas trouver. (p 866)
Tout semble factice dans le récit de cet homme qui ne veut plus rien voir et
qui confond sensibilité et lâcheté.
A nous, lecteur, rien ne nous est épargné, nous lecteurs,
avons vu défilé dans un autre temps – le temps d’avant, qui est aussi le temps
d’après – les corps des cadavres de Santa Teresa. Et l’on comprend que la
fiction elle-même n’est ni juste ni injuste, qu’elle n’a rien à voir avec la
morale. Que les récits individuels, quelle que soit la quantité de douleur et
d’horreur vécue, orientent soit vers l’élévation morale (récit d’Ansky, écrivain
juif hors de l’Histoire) soit vers plus d’horreur encore (récit de Sammer,
assassin hors de l’Histoire).
Débusquer le réel
Et Bolaño continue. Il poursuit sa traque, interroge les
apparences pour débusquer le réel. Sur la route d’Archimboldi, qu’il suit dans
son devenir d’écrivain, voici maintenant ce vieil homme qui s’est arrêté
d’écrire et loue sa machine à Archimboldi. Les œuvres mineures, dit-il en
substance, cache l’œuvre maîtresse.
Il est nécessaire
qu’il y ait beaucoup de livres, beaucoup de beaux sapins, pour qu’ils veillent
du coin de l’œil le livre qui importe réellement, la foutue grotte de notre
malheur, la fleur magique de l’hiver. […] Toute œuvre qui n’est pas une œuvre
maîtresse est, comment vous dire, une pièce d’un vaste camouflage. (p 891)
S’il y a un cœur de l’œuvre bolañesque, un moteur nu, qui met
en branle et ordonne les apparences, un peu comme le fait l’invention de Morel dans l’île du roman de Bioy Casares, il se
trouve dans les mots de ce vieillard. Son long monologue se poursuit avec des
considérations sur le plagiat de l’œuvre-maîtresse par les œuvres mineures. A
la fin, le vieillard daigne lâcher quelques mots sur l’œuvre maîtresse : Jésus est l’œuvre maîtresse. Les voleurs
sont les œuvres mineures. Pourquoi sont-ils là ? Non pour faire valoir la
crucifixion, comme certaines âmes candides le croient, mais pour la
cacher. (p 896)
Cette dernière phrase ramasse un savoir qui rappelle l’œuvre
d’un des plus grands théoriciens de la violence : René Girard, à qui l’on
doit Mensonge romantique et Vérité
romanesque (1961), la Violence et le
Sacré (1972) et Des Choses cachées
depuis la fondation du monde (1978). Elle rappelle sa théorie du bouc
émissaire, basée elle-même sur la théorie girardienne du désir mimétique et de la
contamination par les doubles. Les apparences – au premier chef desquelles la
sentimentalité et la pureté – ne sont donc pas posées sur du vide. Elles ne
cachent pas le néant, du moins pour ce vieillard, mais elles masquent l’origine
de la violence (symbolisée par la crucifixion, encore que Girard ne parlerait
pas de symbole mais de réalité) et en sont le combustible.
(On peut d’ailleurs faire un parallèle entre les auteurs
des œuvres mineures et les criminels de Santa Teresa. Dans la réplication des
meurtres de femmes au Mexique, les assassins plagient l’œuvre maîtresse, comme
le font les écrivains. Et dans ce plagiat à grande échelle, la vérité – que ce
soit la vérité de la violence originelle ou, à supposer qu’elle existe,
l’identité d’un assassin qui serait le père
de tous les assassins – est masquée.)
Le reflet voilé du réel
Dans la cinquième et dernière partie, quelque chose reste
en grande partie caché, qui était déjà caché dans la première partie, la partie des Critiques : l’œuvre
d’Archimboldi. Cette œuvre affleure par ses titres qui permettent de dessiner
la bibliographie d’un écrivain mystérieux et célébré – il est proposé au prix
Nobel – mais un écrivain que le lecteur de 2666
ne lira jamais. Le découvreur et premier éditeur d’Archimboldi, Mr Bubis,
pressent que son œuvre contient un essentiel qu’il n’arrive pas ou ne souhaite
pas nommer :
Qu’était-ce
[…] ? Bubis ne le savait pas, même s’il le pressentait, et le fait de ne
pas le savoir ne lui posait pas de problème, entre autres raisons parce que les
problèmes commençaient avec le fait de le savoir, que lui était éditeur, et les
voies de Dieu, unique certitude, étaient impénétrables. (p 950)
Le succès de l’œuvre d’Archimboldi est peut-être plus issu
du désir de son éditeur que de ses qualités littéraires. Toujours est-il que le
cercle se referme sur cette œuvre fictive, une œuvre qui pourrait être un
exposant affecté au roman de Bolaño (2666x
avec x tendant vers l’infini). J’aimerais penser que l’œuvre d’Archimboldi est
le reflet voilé du réel dans le roman-cathédrale de Bolaño. J’aimerais penser
que l’autre « centre » du livre, avec les meurtres de Santa Teresa,
se trouve là, dans les livres d’Archimboldi, dont l’étendue virtuelle nous
appelle, comme si Bolaño avait trouvé un endroit où survivre, un univers miroir
du nôtre : une oasis d’ennui au
milieu d’un désert d’horreur.
Patrick Dao-Pailler