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Peut-être que si, mais apparemment non
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16 juin 2011

Vivre en Atopia

Le texte qui suit est inspiré par deux événements : le premier est la sortie du livre « Atopia, petit observatoire de littérature décalée » d’Eric Bonnargent. Le deuxième est une invitation que je reçus pour assister à la présentation du livre par son auteur et ses éditeurs dans une librairie lyonnaise. Sur l’auteur vous devez au moins savoir ceci : il tenait un blog littéraire sous le pseudonyme de Bartleby, qu’il ferma l’année dernière pour en ouvrir un autre, écrit à quatre mains : « l’anagnoste ». Entretemps, il a repris certains de ses articles, en a modifié d’autres et écrit de nouveaux pour constituer cet « Observatoire de Littérature décalée ». Trente textes portant sur trente œuvres, pour la plupart méconnues. Trente textes fluides, accueillant comme des écrins les citations choisies méthodiquement par l’auteur, et reliés par lui par la notion d’Atopia, sans pour autant faire de cette notion un système rigide et asphyxiant. J’insiste encore : pas des commentaires érudits, mais des parcours  dans la création et la pensée singulières. Oserais-je dire des « promenades » tant il y a un confort presque suspect à côtoyer ainsi des œuvres universelles qui toutes parlent, sur différents modes, de la difficulté d’être ? Mais rien ne nous empêche de lâcher la main du précepteur et de nous plonger dans les humeurs textuelles qu’il nous fait entrevoir…


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« Il n’y a de Littérature que décalée. » Eric Bonnargent


*

Sans doute celui qui, renonçant à écrire un certain type d’écrit (encore à définir), et prenant pour pseudo – à un moment de sa vie – celui de Bartleby, ne se condamne-t-il qu’à deux modes d’être : rejeter tout projet d’écriture ou, dépassant le projet impossible, trouver un concept si puissant qu’il puisse tout embrasser, donner sens à tout.


Si certains voient dans le personnage de Melville un exemple d’humilité poussé à l’extrême, ils ont tort. Son Je ne préfèrerais pas défie l’imagination et porte en lui les germes de la création. Bartleby est un démiurge, mais un démiurge sans œuvre. C’est, surtout, un être foncièrement atopique. Atopique ? C’est-à-dire qui vit hors. Hors de quoi ? C’est bien là le problème. Dans les marges ? La réalité serait-elle un noyau dur et concret qui fabrique du marginal, du dysfonctionnel, du handicap, du fragmentaire ? Et cette littérature dite « décalée » ne serait-elle qu’un symptôme de ce bancal, portant sur une minuscule frange du réel, qui n’intéresserait que les obsédés du texte ? Pourquoi pas ? J’ai parfois été embarqué dans cette fumisterie : un philatéliste parlait avec passion d’un timbre rare à acquérir et vous amenait à croire avec lui que le monde était contenu en entier entre quatre bords dentelés d’un centimètre sur un.


(Je l’avoue ici : je me méfie des passionnés de littérature  comme je me méfie des collectionneurs de timbres, mais plus encore car je sens que je pourrais être des leurs. Et s’il m’arrive de ne pas comprendre un texte, d’être dérouté par un roman, ou de ne plus être capable d’écrire, la frustration, l’angoisse qui en découle, c’est toujours à cause d’eux. Ils ont voulu me faire croire que la littérature, c’était tout. Et je les ai parfois crus.)


Mais ne serait-ce pas plutôt l’inverse ? Le décalé, le contingent, le chaos, pas au bord, pas en périphérie, mais au centre… noyau gazeux, diffus, produisant par effet d’émergence – mot dont les physiciens et les biologistes raffolent pour décrire le cosmos, les superorganismes et autres phénomènes à grande échelle  – tout ce qui est concret en ce monde : individus d’un seul bloc, aux identités marquées, familles et dynasties, frictions entre plaques tectoniques, chocs entre rugbymen, guerres entre gangs, cercles littéraires,…. De solides illusions formées de gaz et de vide.


L’atopique ne serait donc pas si a-topique que cela. Il serait même très localisé, pile au centre : ce serait la forge d’Héphaïstos, une fabrique de mondes, obscure, fumeuse et bruyante, mais produisant du lumineux, des territoires éclairés et balisés, qui nous séduisent et nous aveuglent. L’un de ces territoires serait la littérature de supermarché1, calme et rassurante comme une surface sans rides, peut-être la plus aboutie des littératures car flottant sans attache au-dessus de la fabrique d’Héphaïstos, comme une idée sans corps – formatée, réplicable, virale. L’autre littérature, atopique, est une littérature non finie, encore en travail. Elle aurait au moins un membre ou un organe coincé dans la grande forge. Parfois même le corps entier, comme celui du plus misanthrope des personnages de Dostoïevski, enfermé dans son sous-sol à côté de son équivalent gidien2.


Atopique. « Etre là sans y être. » Il suffisait d’aller cueillir le concept là où il naît, en soi (c’est-à-dire avant qu’il ne trouve sa filiation dans l’Atopos socratique), pour le voir partout à l’œuvre dans une multiplicité de textes – devrais-je dire : les meilleurs ? Ou n’est-ce qu’une illusion d’optique qui me fait me confondre à Mr Bonnargent, lui et moi émanations de cette figure tutélaire qu’est Bartleby ? Moi-Dao-Pailler et Toi-Bonnargent : frères siamois ?3

 

La confusion eut lieu l’autre jour, lors de la présentation du livre à la librairie du Tramway (il s’agit du tramway de Lyon). Comme si un livre sur une forge pouvait donner naissance à un échange calme et tranquille dans une librairie. Ce fut pourtant le cas. (Même si en-dessous se jouait le plus corallien des drames sarrautiens.)

-       - Vous êtes Eric Bonnargent ?

-       -  Non, je suis Patrick Dao-Pailler. Eric Bonnargent, c’est celui qui signe des livres sur la table, là-bas.

(Irma, éditrice aux cheveux rouille, surgit alors à mes côtés et m’agrippa le bras, répondant à la petite dame qui m’avait confondu avec l’auteur : « Mais sans Patrick,  nous n’aurions pas pu rencontrer Eric et publier Atopia… »)


J’avais donc été l’appât. Et cela me convenait très bien. Je m’imaginais tortillant mes anneaux d’asticot au bout d’un hameçon. Cela me convenait. D’être cela me suffisait. Le poisson Bonnargent avait été ferré. Ou était-ce le poisson Vampire4 qui avait été ferré par le pêcheur Bonnargent ? Peu importe. L’un avait été ferré par l’autre. Et moi, je rigolais et mon rire résonnait dans tout mon être d’asticot. Les poissons ne connaissent pas autre chose que la chair fade de ver blanc, je me suis dit, stérile métaphore. (Puis j’ai cessé de rire : bouffé, que restera-t-il de moi ?)


Eric Bonnargent, comme tout vrai fumeur, vous impose son rythme. Il ne tarda pas à quitter sa table de signatures. Je le suivis un moment dans la rue pour un échange fragmentaire. Je lui dis que5, étant d’une timidité maladive, je perdais  80 à 90% de mes capacités verbales et cognitives lors d’une discussion, et même, mon propos changeait de nature, devenait tout autre chose, quelque chose proche du rien, car je préférais me réfugier derrière un lieu commun vite emballé, plutôt que d’avoir à subir la honte d’avoir buté sur une syllabe ou sur l’accord d’un adjectif, dans un long développement au contenu plus risqué (il n’y a que sous la menace que je suis prêt à me battre comme un tigre, à coups de mots précis et tranchants, sans faute de syntaxe. Aussi je cherche souvent la menace chez l’autre, mais ne la trouve jamais que sous sa forme la plus diluée. La sentence n’est jamais assez appuyée. Je ne suis qu’une petite chose sans intérêt qui ne mérite aucun verdict.)


Bègue : je n’arrive pas à articuler ce que j’écris. Voilà pourquoi tous ces mots me paraissent écrits par un autre. J’appelle ici Carlos Liscano à la rescousse6, qui « après s’être longtemps cherché, et […] puisqu’il ne s’est pas trouvé, a inventé quelqu’un d’autre pour donner un sens à sa vie. » Cet autre, c’est l’Ecrivain-Liscano. Ecrivain, je ne le suis pas, mais j’ai la même impression de dichotomie, une dichotomie plus imparfaite encore, car même mon invention bafouille. Et j’ai aussi la même impression que derrière l’invention il y a quelqu’un qui n’est plus capable de rien, que d’ânonner et bredouiller7.


Mais reprenons : trouver un concept si puissant qu’il puisse donner sens à tout… Tout cela est bien exagéré. Certes, le concept est un liant. Ou plutôt un lien. Comme ces ficelles que l’on utilisait jadis pour attacher les livres ensemble afin de les transporter par piles de cinq ou de dix. Les écoliers les plus consciencieux avaient alors l’impression de porter le monde sous leurs bras. Avec le concept d’Atopia, puissant et robuste, Eric Bonnargent, qu’on imagine assez bien écolier, a trouvé sa ficelle. Il attrape les livres au lasso – sans forcer la gestuelle –, alimente son lieu sans lieu, son centre sans centre – mais vorace. Et tous, avant d’être engloutis, tous : personnages comme écrivains, flirtent avec lui-même et ses avatars.


Ainsi le livre de Bonnargent – plus que l’addition des livres qui y sont commentés, plus que la somme de leurs personnages, tous parents plus ou moins proches, si ce n’est dans leur façon de vivre leur être atopique du moins par leur fond existentiel – est une émergence de ces êtres redistribués. C’est une fresque familiale, où tous les personnages portent le nom d’Atopia. Et chaque lecteur s’y découvrira, par une entrée ou une autre, quelque cousin plus ou moins lointain. L’atopie serait-elle alors inscrite dans le génome humain ? Un morceau d’ADN codé a-t-o-p-i-a, transmis de générations en générations, un gène qui, selon les terrains – pays fasciste, régime despotique, climat des Highlands, zone de non-droit, et bien sûr notre bienaimée république démocratique – s’exprimerait sur différents modes : conformisme, dépression, misanthropie, mélancolie, marginalité, effacement, résignation... (Un autre lieu possible de l’atopique : non plus le mythologique, mais le biologique ou le généalogique).


A.Moravia Atopia, S.Doubinsky Atopia, R.D.Brinkmann Atopia, A.Gide Atopia, H.C.Moya Atopia,  F.Vallejo Atopia, J.Meckert Atopia, D.Cooper Atopia, D.Solstad Atopia, A.Cossery Atopia, H.Huncke Atopia, V.Erofeiev Atopia, J.C.Onetti Atopia, D.Vann Atopia, W.Styron Atopia, S.Dagerman Atopia, F.Pessoa Atopia,  P.Drieu la Rochelle Atopia, B.S.Johnson Atopia, E.Ionesco Atopia, A.Caballero Atopia, J.L.Borges Atopia, C.Liscano Atopia, A-P.Mallard Atopia, E.Vila-Matas Atopia, C.McCarthy Atopia, A.Carpentier Atopia, D.Marechera Atopia, J.Volpi Atopia, R.Bolaño Atopia. Tant d’écrivains pour tant de lieux de naissance : Italie, Russie, Egypte, Norvège, Irlande, France, Argentine, Etats-Unis, Uruguay, Suède, Portugal, Zimbabwe… –  tant de lieux, tant d’écrivains, et pourtant, et surtout, tous écrivant de ce lieu sans lieu : Atopia.


Ça grouille. J’ai failli dire : on n’est jamais seul en Atopia. Ça grouille. Mais j’aurais alors joué le jeu de ceux qui voient l’humanité comme une immense communauté solidaire, or : à quel moment le transmissible, loin de nous unir en une grande confraternité humaniste, devient-il une espèce de glue qui paralyse l’humanité en un lourd et épais coagulum ?


En Atopia, pas de risque que l’individu soit paralysé par le groupe. Il y a tant de gens en Atopia et pourtant tant de trajets solitaires. Le conformiste n’y croise jamais le dépressif,  le torturé n’y rencontre pas l’exilé, le misanthrope et le Bartleby s’ignorent, le conformiste (encore) passe le relais à l’impulsif péteur de plomb, et tous au possible suicidé. C’est probablement que la résistance doit s’organiser d’abord en l’individu. (Peut-être même que toute vraie résistance n’est qu’individuelle.)


Je parle de résistance et on va croire qu’il s’agit pour Bonnargent de célébrer une littérature de héros. Il n’en est rien. Seul l’écrivain résiste (et encore, quand il écrit certains textes), sans toujours bien cerner l’objet de sa résistance. Quant à ses personnages…


Certains d’entre eux ne vivent que pour un seul moment de résistance, sans grande conséquence sur le monde qui les entoure : le moment où ils sortent « hors du rang » (ce professeur qui envoie tout valser dans Honte et dignité de Dag Solstad), celui où ils s’exilent pour toujours (le suicide du baron de Teives, hétéronyme méconnu de Fernando Pessoa, ou celui du personnage feu follet de Drieu la Rochelle). D’autres personnages mènent leur vie dans les interstices : le marginal qui traduit sa pensée en actes ou en non-actes (le sage Gohar de Mendiants et orgueilleux d’Albert Cossery), celui qui vit par le risque et la transgression sociale et/ou physique (Herbert Huncke, dealer drogué, fournisseur de Burroughs et Ginsberg). Parfois, la résistance est réduite à néant, elle n’est qu’une angoisse sourde, jamais mise en acte, qu’il faut étouffer en se conformant à un système : le conformiste de Moravia ; Drieu la Rochelle, toujours, mais cette fois-ci le militant fasciste et non l’écrivain (autre exemple de personnage, avec Herbert Huncke, pris dans la vie et non dans la fiction du roman). Parfois encore, toute capacité de résistance est excédée par le retrait de l’humain, ou au contraire par sa concentration la plus dense en un seul point géographique : un concentré de violence à Santa Teresa/Ciudad Juarez – un Atopia devenu Enfer ou un Enfer devenu Atopia, dans 2666. Quoiqu’il en soit, il n’y a pas les résistants d’un côté (les héros) et les autres. Il n’y a que des poussées de résistance, des ras-le-bol impulsifs, des actes désespérés, des retraits assumés ou de subites résignations qui, n’en doutons pas, ont produit et produiront des générations d’épigones se cherchant d’autres conforts de pensée… (Combien de gens se réclament de Rimbaud en ayant fait rien d’autre qu’ânonner mécaniquement sa poésie ? Mieux vaut alors arrêter d’écrire et reconnaître, avec l’Homme sans qualités, que la vie ne fait que se précipiter toujours dans les « deux ou trois douzaines de moules à cake qui constituent la réalité. » Je préfère encore la désillusion à la célébration aveugle.)


*


Dire en même temps le semblable et la différence, tenter de saisir la complexité du monde, s’affranchir des schémas véhiculés par le langage, s’affranchir du langage comme schéma du réel, voilà sans doute tout le projet de la Littérature atopique. Chaque texte qu’elle produit est un acte de résistance, même s’il met en scène des personnages qui échouent à échapper aux moules ou se laissent déborder par leur propre chaos intérieur, même si l’acte imprimé – même lu, même reconnu – échoue à rencontrer son lecteur ou, peut-être pire, se voit déformer par sa lecture et devient l’étendard d’une cause qu’il ne défend pas. On prendra garde ici de ne pas formuler de généralités : écrire n’est pas résister. Tout dépend du lieu dont on écrit.  Mais qui transite par Atopia, ce pays qui n’a pas de frontières, qui n’a pas même de formes fixes, aura mis une virgule dans sa vie et perturbé un instant le rythme ronronnant des choses – aura glissé un silence entre les feulements contrapunctiques de l’animal, les martèlements binaires de la morale et de la technique, et le bruit sourd de la violence indéfiniment perpétuée. Au lecteur de remplir ces silences.

PDP

 

 

1 A bien y réfléchir, de très bons auteurs et pratiquement tous les classiques sont référencés dans les grandes surfaces. Littérature de divertissement serait plus juste, si je ne voyais pas dans cette expression un porte-à-faux évident, car l’autre Littérature, celle des œuvres atopiques, sait souvent divertir pour mieux déranger.


2 Le grincheux d’André Gide est un de ces textes méconnus et corrosifs d’un auteur connu, célébré, naphtaliné, qu’Eric Bonnargent nous donne à découvrir.


3 Je n’écris pas cela uniquement parce que lui et moi sommes les franchisés d’un même Vampire.


4 Le Vampire Actif est la maison d’édition lyonnaise qui vient de publier Atopia.


5 Ou plutôt : « Je ne lui dis pas que »


6 Carlos Liscano est un écrivain uruguayen contemporain. Son livre L’écrivain et l’autre fait l’objet d’un article dans la section « Le syndrome Bartleby » d’Atopia.


7 Mais que fait donc Liscano dans L’écrivain et l’autre, sinon bafouiller, répéter, faire varier en une monodie entêtante sa dérisoire découverte : l’écrivain n’est qu’une invention. Une fois l’invention exhumée, Liscano est condamné au silence.


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